La crise de la notion psychanalytique du féminin dans la société actuelle
- Mildred Salas
- 10 mars 2006
- 9 min de lecture
« La crise de la notion psychanalytique du féminin dans la société actuelle », Présentation Table ronde : Subjectivité et Modernité. 1er Colloque International de Psychopathologie du Lien Social. Organisé par l’équipe de recherche de l’URP/SCLS, de la faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education. Palais des Congrès de Strasbourg, Strasbourg - France, mars 2006.
Crise de la notion psychanalytique du féminin dans la société actuelle
Mildred SALAS *
I. La femme dans l’actualité
Les transformations qui concernent les femmes, aux niveaux juridique et social, nous amènent à interroger la problématique morale des femmes, telle qu’elle a été envisagée par la psychanalyse. Comme vous le savez déjà, dans les sociétés occidentales contemporaines, on constate des changements qui incluent davantage la femme, par exemple : la réorganisation sociale de la paternité, l’apparition de familles monoparentales qui échappent au modèle traditionnel et la reconnaissance de la satisfaction sexuelle des femmes -concernant une plus grande autonomie de sa sexualité et de son corps-, au regard du droit qui fait de la sexualité un sujet de discours public. Ces avancées montrent une ouverture au-delà des possibilités offertes aux femmes, au cours des siècles précédents.
Avec Freud, nous héritons d’un siècle de préjugés, notamment à propos manque de considération des femmes par rapport aux normes sociales et au sentiment de justice. Ce type de préjugé répondait, cependant, à une réalité sociale et historique, d’inégalité des droits sociaux quant aux femmes. Bien que la psychanalyse nous présente encore la femme paradoxalement hors-la-loi1, c’est-à-dire, soumise à la loi sans s’y rendre entièrement assujettie, dans les derniers années apparaissent certains questionnements concernant la figure du père et ses répercutions au niveau psychique, qui réintroduisent le débat entre les psychanalystes2. L’un des courants à l’intérieur de la psychanalyse voit dans l’amplification des modes de satisfaction offerte par le marché actuel, une jouissance unisexe qui menace la perte de la référence phallique même3.
Par contre, nous sommes tentés de penser que les idéaux sociaux deviennent actuellement plus étendus, et que les possibilités pour les femmes d’accéder aux satisfactions phalliques se sont multipliées. Autrement dit, l’équation symbolique « phallus égal enfant » n’interprète plus le désir de la femme, comme elle pouvait le faire à l’époque freudienne. Pour C. Soler, Freud, « Non seulement il présente une femme toute dans la problématique phallique, mais en outre captive d’un état de société où il n’y avait point de salut hors du mariage et qui la condamnait donc à ne réaliser son phallicisme, à quelques exceptions près, que comme mère »4. Le progrès en cours, qui diversifie les objets substituts offerts à la femme, est en référence à ce que les liens sociaux nous proposent comme objets légitimes, pour obtenir des satisfactions en modifiant aussi le rapport entre les sexes.
Mais, il faut ajouter que les modes de satisfaction compris dans la logique phallique ne sont ni permutables, ni incompatibles, ni en hiérarchie les uns avec les autres. Ainsi, le désir de devenir un grand chef d’état pour une femme reste parfaitement compatible avec un intense désir d’enfants. A titre d’exemple et comme certains d’entre vous le savent, la présidente chilienne qui vient d’être élue, Michelle Bachelet, s’est présentée pendant sa campagne électorale, -à l’évidence différente des autres candidats hommes- sous le slogan « Une mère qui gouvernera pour tous ». Mais, s’il existe aujourd’hui un certain consensus sur le fait que le désir de la femme ne se réduit pas seulement à la maternité, il est également vrai que les changements sociaux sont assimilés à partir d’une économie psychique très particulière et différente pour chaque femme. Or, la psychanalyse lacanienne semble laisser en suspens les changements possibles au niveau du type de satisfaction qui n’est pas du tout phallique. Quelles sont les figures auxquelles Lacan fait référence à la suite du « continent noir », introduit par Freud, lorsque lui-même fut confronté aux limites de compréhension du désir féminin ?
II. L’internalisation des normes chez J. Lacan et J. Butler
Je vais vous montrer, en suivant l’œuvre de Lacan, deux manières de penser les idéaux culturels psychiques. Par la suite, on considère certaines critiques soulignées par J. Butler, théoricienne américaine, critique du féminisme traditionnel et promotrice de la théorie queer. En premier lieu, je développerai chez Lacan une pensée correspondant à la thèse freudienne d’idéal du moi et de surmoi; puis, en second lieu, je reviendrai sur ce qu’il modifie en situant l’idéal du moi et le surmoi par rapport au langage. Durant les années 1957-58, Lacan fait passer le désir de la femme par les effets du signifiant phallique, lequel régule le rapport entre les sexes et est à l’origine de l’instauration de l’idéal du moi paternel. On voit bien que chez Lacan, demeure également énigmatique la constitution d’idéal du moi chez la femme, sauf lorsqu’elle renonce définitivement à la demande d’enfant adressée au père. Par là, elle arrive à avoir aussi un idéal du moi paternel et masculin, sans qu’elle soit transformée en homme, mais c’est une résolution névrosante5.
Comment la déconstruction de tout fondement d’une identité sexuelle stable nous permet-elle de penser les limites de la théorisation lacanienne autour de l’idéal du moi ? L’une des critiques reprend la définition suivante : « L’Idéal du moi joue davantage une fonction typifiant dans le désir du sujet. Il paraît bien lié à l’assomption du type sexuel, (…) en tant que celui-ci est impliqué dans toute une économie qui peut être sociale à l’occasion »6. J. Butler nous montre que l’idéal psychique qui devient condition d’émergence autant du désir féminin que masculin, répond aussi à un type social idéal déterminé. La sexualité des femmes en référence au désir phallique, s’articule, parmi d’autres voies, essentiellement autour de la maternité. Là, s’interpose la fonction biologique et reproductive au sein même du rôle social des femmes.
Dans une deuxième période de Lacan des années 1962-64, on a l’impression qu’il existe un modèle différent dans le développement lacanien de l’idéal du moi, qui permet surtout de se débarrasser de la traditionnelle scène oedipienne. L’idéal du moi désigne moins le mécanisme de subordination à une norme psychique post-oedipienne, que l’interpellation du discours de l’Autre qui confère l’existence du sujet à partir des normes symboliques7. Dans l’Humain, inhumain, J. Butler affirme que le surgissement du sujet coïncide avec l’internalisation des normes, en conformité avec la pensée de Lacan, dit-elle, « C’est une certaine régulation du sujet dès le départ, un genre est assigné et aussi un fantasme s’imposera selon le sexe et des normes de civilisation, lesquels définissent aussi une manière de contrôler et structurer la sexualité »8 . Dans la vulnérabilité de l’enfance réside le pouvoir même de la subordination primaire à la norme. Mais, sa résistance est introduite par la conscience et son détournement, en permettant au sujet de se séparer et de se confronter aux relations primordiales, dans lesquelles s’incarnent originellement le pouvoir social. La signification que le sujet trouve originellement dans la norme, peut être re-signifiée et s’ouvrir aux multiples et nouvelles significations.
Par contre, chez Lacan, la séparation de l’Autre inclut nécessairement de se faire objet de celui-ci. Mais, Lacan est moins optimiste que J. Butler, dans le sens où il définit le surmoi en fonction d’un reste étranger au sujet qui, compris dans la norme, confère un caractère plus inflexible et plus sévère que la norme même. Au point que, la séparation implique le risque de devenir un objet sacrificiel qui se donne à une jouissance mortifère. Le pouvoir de la subordination primaire ne répond pas seulement au moment de vulnérabilité de l’enfance, c’est le surmoi qui nous oblige à nous soumettre aux actes de sacrifice ou du renoncement sans limites. Pour Lacan, rester hors la loi est dès lors impossible, voire anéantirait tout désir devenu impensable à l’intérieur du symbolique. Se confronter au moment originel de la subordination implique pour le sujet, selon Lacan, d’entrer dans un processus destructif plutôt que productif.
Ce point là est vivement critiqué par J. Butler dans Antigone : La parenté entre la vie et la mort, en disant que Lacan met en rapport la loi de l’interdiction de l’inceste -le prototype de norme symbolique pour la psychanalyse- avec la loi du langage, en déniant l’aspect social de la parenté, par laquelle la société a instauré historiquement les relations du mariage et de la filiation. À partir de là, aucun questionnement sur les modifications sociales n’en résulte. Et l’effet de la norme sur le sujet implique sa propre limite à l’intérieur d’elle-même -comme surmoi- par laquelle la norme devient encore plus totalisante et dénouée du social9.
III. Les effets d’une féminité hors la loi
Dans le séminaire Encore (1972), Lacan introduit la jouissance pas toute référée au phallus, comme étant un mode caractéristique de jouissance féminine, sans y inclure seulement les femmes. La jouissance pas toute représente ce qui n’est pas uniquement compris dans la satisfaction phallique, à laquelle, comme on l’a déjà vu, la femme est aussi soumise. Selon la tendance masochiste supposée aux femmes, les figures féminines du renoncement et l’autosacrifice actuellement prolifèrent. Mais, si la femme plus que l’homme, renonce à tout ou s’abandonne à soi même au point de se faire disparaître, se donnant à une jouissance mortifère, comment différencier alors les caractéristiques de cette jouissance démesurée, des effets dévastateurs commandés par le surmoi ? On a l’impression chez Lacan que le désir de la femme, qui n’aboutit pas dans la maternité traditionnelle ni dans la concurrence ou la jouissance phallique, prend parfois les attributs du surmoi décrits plus haut : l’inflexibilité et la sévérité. Il me semble que la jouissance pas toute devient une espèce de « boîte de pandore », incluant de l’irréductible jusqu’au définitivement en-dehors des normes symboliques, comme si jamais la fonction paternelle n’y avait opérée. Par contre, cette jouissance ne signifie pas une antériorité à cette fonction, qui la rend inopérante, comme dans le cas de la folie. Mais, si cette jouissance a été envisagée dans la limite du discours social, le désir de la femme pas tout soumis à la référence phallique devient-il aussi impensable ? Est-ce que les figures féminines mythiques sacrificielles ou du renoncement, comme Antigone ou Médée, dénoteraient d’une jouissance pas toute autant inflexible que le surmoi ?
Notre deuxième remarque, reviendra sur la question des changements sociaux et ses incidences sur ce désir de femme, qui pour la psychanalyse demeure forclose des modifications qui introduisent les changements actuels. Peut-on continuer à représenter cette autre jouissance par les mystiques d’hier ? On voit bien le risque à penser une jouissance qui soit envisagée comme éternelle. La sexualité féminine apparaît ici, selon une autre version, tout aussi impensable dans le discours social car sous la figure du divin. Cette notion, s’approche de certaines théories du XIXe siècle qui définissent le féminin à partir d’une profondeur sacrée ou d’une sorte de promesse messianique d’avenir dans une société où le pouvoir masculin est en décadence. Par exemple, on trouve chez G. Grodeck un caractère atemporel pour décrire la femme : « L’homme disparaît, mais la femme est éternelle »10. Et nous savons que, pour le christianisme, la femme vraiment éternelle n’est rien de moins que la Vierge Marie.
La formule de l’éternel féminin, durant tout ce siècle, nous sensibilise à ce type de conceptions, qui identifie la femme à l’Idéal, où elle vient à représenter les idéaux de pureté et de morale sublime, en compensation aux désavantages sociaux réels. A cette époque-là, les désavantages des femmes dans le champ juridique étaient plus évidents et dès lors, elles étaient récompensées par la reconnaissance d’une série de vertus béatifiées. Ce faisant, ainsi que le souligne M. Tort, l’exaltation des vertus féminines, le sacrifice et la capacité d’un amour sans limites, qui érigent la femme en représentant de toutes les valeurs morales renvoient aux pouvoirs sociaux les plus conservateurs11.
On peut conclure que si nous suivons Freud dans le sens « que la femme n’a pas besoin d’idéal puisqu’elle l’est elle-même »12, il ne faut cependant pas oublier qu’à l’époque freudienne la loi sociale se montrait réticente à les considérer. De même, aujourd’hui, il faut s’interroger avec Lacan sur les a-priori des normes symboliques qui demeurent encore invariants et totalisants lorsqu’il s’agit des énigmes du désir féminin. Nous avons dégagé d’une part, des modifications sociales dans les rapports entre les sexes en ce qui concerne la logique phallique. D’autre part, la théorie relative à la jouissance pas toute phallique nous ramène, me semble-t-il, à la figure surmoïque du désir condamné à l’inexorable. Comment le désir féminin peut-il se débarrasser des limites des normes symboliques, sans se voir attribuer immédiatement un caractère condamné ou béatifié ?
* Doctorante en psychanalyse Université Paris 7 Denis-Diderot.
e-mail: mili@esfera.cl
150-154, rue du Fbg. Saint-Martin. 75010- Paris
1 Un exemple de cette expression est discuté dans « Entrevue avec Moustapha Safouan », in Ornicar ? N°9, Paris, Éd. Clinique psychanalytique, 1997.
2 Pour une discussion sur le traitement de la fonction paternelle et de la manière dont les avis des psychanalystes divergent, voir Michel Tort, « Fin du dogme paternel », Paris, Éd. Flammarion, Aubier 2005 et Charles Melman, « L’homme sans gravité », Paris, Éditions Denoël, 2002.
3 Voir Ch. Melman, « L’homme sans gravité », op. cit. Et «La fonction des mères aujourd’hui », Conférence Charles Melman -28 Janvier 2005 – Chambéry.
4 Colette Soler, « Ce que Lacan disait des femmes ». Étude de psychanalyse, Paris, Collection…In progress, Ed du Champ lacanien, 2003, p. 160.
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5 Nous constatons ici une certaine correspondance avec d’autres analystes post-freudiens, selon lesquels le surmoi de la femme oscille entre l’exigence du renoncement sans limites et l’idéal du moi insuffisamment développé. Voir Hans Sachs, « Sur un motif de la formation du surmoi féminin », Ornicar ? in revue du Champ freudien, n°29, Paris, Éd. Navarin, avril-juin 1982, p. 109.
6 Jacques Lacan, « Les formations de l’inconsciente (1957-58) », Séminaire livre V, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 290.
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7 Chez Lacan ce processus là, s’accomplit par l’identification avec le signifiant premier qui surgit de l’Autre qui forme le noyau de l’Idéal du moi.
8 Judith Butler, « Humain, inhumain ». Le travail critique des normes ». Paris, Entretiens, Éd. Amsterdam, 2005, p. 118.
9 Voir J. Butler, « Antigone : La parenté entre la vie et mort », (trad. Guy Le Gaufey), Paris, Éd. EPEL, 2003, p.11.
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10 Georg Grodeck, « Un problème de femme », Paris, Éd. Mazarine, 1979, p.123.
11 Voir Michel Tort, « Fin du dogme paternel », Paris, Éd. Flammarion, 2005, p. 62.
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12 Gérard Bazalgette, « Avant-propos », in Topique, Revue Freudienne N° 82 Les idéaux et le féminin, Paris, L’esprit du temps, 2003.
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