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Femmes et bisexualité à l’origine de l’histoire de la psychanalyse

  • Mildred Salas
  • 8 juil. 2006
  • 11 min de lecture

« Femmes et bisexualité à l’origine de l’histoire de la psychanalyse », Présentation Table ronde : XIes Rencontres internationales de l’Association internationale d’histoire de la psychanalyse. Ecrire l’histoire d’une science particulière : la psychanalyse. Maison Méditerranéenne des sciences de l’homme, Aix en Provence – France, juillet, 2006.

Introduction

La modernité et les discours produits autour de la femme à la fin du XIXe siècle ont eu des répercussions sur les origines mêmes de la psychanalyse. S. Freud fut confronté à une image de la femme profondément désexualisée et représentante de tous les idéaux moraux. Certains auteurs contemporains de Freud et marginaux de la psychanalyse, idéalisent la femme dans le sens de « l’éternel féminin ». Nous essayons de montrer que ces mêmes auteurs, G. Groddeck, O. Weininger, entre autres, sont précurseurs et adeptes aussi du concept de bisexualité.

Nous aborderons ici la question suivante : que nous apporte l’articulation entre la conception d’un caractère éternel lié à la représentation de la femme et celle de la bisexualité étudiée aux débuts de la psychanalyse, deux concepts apparemment sans aucun rapport ? Quelle était alors la position de Freud sur cette conception du féminin ?

I. Antécédents de la bisexualité et utopies autour du féminin

Dans un premier temps, Freud parle de bisexualité au moment où il introduit sa première théorie sur l’homosexualité. Il essaye alors de transférer au domaine psychique, le modèle de la disposition bisexuelle anatomique, pour rendre compte de l’inversion de l’objet sexuel. Toutefois, il observe des homosexuels des deux sexes dont les caractères sexuels secondaires sont indépendants de leurs choix d’objet. Par conséquent, l’homosexualité ne pourrait être généralisable à partir de données valables pour la bisexualité anatomique. À ses Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) Freud ajoute, cinq ans plus tard, un supplément en disant que W. Fliess avait revendiqué la paternité du concept de la bisexualité chez tous les sujets1. En 1924, un autre supplément réfutant certains commentaires qui considèrent la conception de la bisexualité comme originaire de l’œuvre de Weininger, particulièrement du livre Sexe et caractère (1903) dont nous allons parler. Livre sur lequel Freud émet certaines critiques, en montrant son caractère spéculatif.

Les suppléments aux Trois essais sur la théorie sexuelle, en incluant la correspondance des années précédentes entre Freud et Fliess, révèlent la polémique née autour de ce concept. En effet, Freud aurait été responsable du plagiat de Weininger en transmettant à H. Swoboda les idées centrales de la bisexualité biologique de Fliess, qui les auraient communiquées à Weininger. Cette correspondance révèle finalement le désir de Freud d’avoir lui-même voulu s’approprier ce concept. En fin de compte si Freud avait reconnu sans résistance les idées de Fliess, cette confusion aurait été évitée. Nous lisons dans la lettre de Freud à Fliess : « j’ai dû regretter à l’époque de lui avoir livré ton idée par l’intermédiaire de Sw., ce que je savais déjà. Ceci combiné avec ma propre tentative de te dérober cette originalité, je comprends alors mon comportement vis-à-vis de W. et mon oubli supplémentaire. Je ne crois cependant pas que j’aurais dû crier à cette époque-là : au voleur !»2.

Comment pouvons-nous expliquer cette attitude de Freud, sans la justifier, revendiquant la particularité du concept même de bisexualité ? Il nous semble que Freud a considéré d’abord l’idée de la bisexualité comme une idée originale, à condition qu’elle soit reconnue comme psychique. Si Freud avait admis immédiatement ce concept, il aurait été dans l’obligation de définir uniquement le féminin et le masculin en fonction des différences anatomiques. Aurait-il suivi le même parcours que Groddeck et Weininger, sur une conception « métaphysique » de la différence des sexes basée sur la biologie ? À cet égard, nous mettons en relief une remarque très pertinente chez J.-B. Pontalis, concernant la bisexualité : « On est en revanche frappé du rôle majeur qu’elle va jouer chez les dissidents ou marginaux de la psychanalyse »3. Il insiste sur le fait que la différence des sexes ne peut pas être établie en termes de bisexualité anatomique, il affirme que Freud, loin de nous dire ce qu’est la femme, cherche à savoir comment elle le devient à partir d’une disposition bisexuelle psychique.

À partir de l’histoire de la fin du XIXe siècle, nous observons l’empreinte du mythe de l’androgyne dans l’imaginaire de l’époque, par exemple ; dans la peinture de G. Moreau abondent les images féminines ambiguës dotées de caractères androgynes. On peut voir dans la représentation de l’hermaphrodite, les caractères sexuels des deux sexes. La biologie prouve que le sexe masculin ou féminin apparaît au cours du développement. On aboutit donc à cette idée que la bisexualité est une prédisposition originaire de certaines fonctions du sexe opposé, c’est-à-dire, deux formes complémentaires tant du féminin que du masculin dans un seul et même sexe. Nous nous demandons, si une version androgyne de la femme comporte l’exclusion de toute sa sexualité. Il nous semble que certaines théories de la bisexualité ont pour base, une conception également transcendentale du féminin.

L’image de la femme était à cette époque celle de la prostituée, de l’androgyne et de la séductrice. La défiguration anthropologique de la femme androgyne est interprétée par Ch. Buci-Glucksmann comme intrinsèque à la disparition du soutien religieux et d’une unicité absolue de la conception de la femme dans la modernité. Selon elle, c’est une époque de crise qui vient ébranler l’ordre établi, vis-à-vis de la création des mythes modernes comme la bisexualité qui vient briser l’opposition classique entre les sexes4. Un historien comme J. Le Rider souligne la coïncidence de la pensée des auteurs en marge de la psychanalyse : « Or ces dissidences à propos de la bisexualité vont souvent de pair avec des divergences sérieuses au sujet de la féminité »5. Il nous semble plutôt que ses différences par rapport au féminin ne le sont que dans un sens superficiel du terme. Groddeck, Simmel et également Weininger s’accordent sur la construction d’un féminin transcendental, lequel aboutit à un idéal très spécifique de la femme. Nous allons établir l’hypothèse que chez Groddeck et chez Weininger, le concept de bisexualité, loin d’être une vision transgressive du féminin à l’époque, vient plutôt renforcer une vision conservatrice. Nous allons montrer pourquoi cette conception s’écarte de la notion psychanalytique du féminin, dans la mesure où Freud ne conçoit pas la bisexualité comme uniquement anatomique.

II. La femme en tant qu’Idéal moral

Nous allons examiner l’apparition à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, d’un discours très conservateur et utopique sur la femme, particulièrement dans l’œuvre de Simmel, Groddeck et avec certaines réserves chez Weininger. Mais ce discours « d’éternel féminin » se retrouve, de manière plus radicale, dans le mythe chrétien où la femme vraiment éternelle est la Vierge Marie. Ce mythe chrétien contribuera amplement à la création millénaire d’un imaginaire de la femme. Dans le cadre de notre travail, nous considérons sous le terme d’éternel de la femme, les auteurs Simmel et Groddeck, ainsi que J. Michelet et toutes les visions transcendentales de la femme, quelles que soient leurs différences, ces visions aboutissant finalement au culte de la mère.

Au cours de l’historie, on observe dans l’image moderne de la femme fatale, menaçante et mystérieuse, une persistance de la représentation de la sorcière du Moyen Âge. L’opposition de l’image d’Ève à celle de la Vierge, agrandie par celle de la mère, qui vient rédimer la première. Cette primauté de la maternité spirituelle révèle l’exaltation d’une mission éducatrice, qui confère à la femme une valeur religieuse et la situe dans la culture comme gardienne et protectrice des valeurs spirituelles, en compensation des désavantages sociaux qu’elle subit. À ce sujet, Simone de Beauvoir a mis en évidence que le même processus se retrouve dans le mythe chrétien de la Vierge, et celui de la muse inspiratrice de la poésie. Dans les figures sublimées demeure dans l’image de la Vierge ou de la muse, celle d’Ève ou de la femme menaçante6.

Nous commencerons avec Weininger, connu pour sa théorie de la sexualité et sa conception du féminin ; pour lui, l’idée du féminin correspond plus à un type idéal qu’à celui de la femme réelle. « La sexualité féminin est à l’état diffus et répandue dans le corps entier […] La femme est sexuelle de manière continue, l’homme ne l’est que par quelques exceptions intermittentes »7, dit-il. La femme pourrait-elle devenir également porteuse de valeurs sublimes ? Weininger ne dit pas que la femme est un idéal sublime de moralité, mais que cet idéal est une projection masculine sur un fond unique opposé de sexualité féminine. Dans la mesure où la femme incarne symboliquement le « non-être », elle serait ainsi susceptible d’être élevée, paradoxalement, à l’idée du Beau, du Bien, etc. Weininger le suggère dans la phrase suivante : « Telle est la raison psychologique profonde de l’acte égoïste qui consiste, pour l’homme, à imposer à la femme des exigences morales beaucoup plus dures qu’à lui-même, la racine réelle du postulat de pureté, entendons : virginité, appliqué à la femme »8.

Ensuite, le sociologue allemand Simmel, contemporain de Weininger, propose dans la Culture féminine (1902) que les productions culturales objectives - l’art, la science, l’administration civile et la religion - sont par essence masculines, en ce qui concerne les femmes : « La fréquente opposition de celle-ci aux normes et sentences juridiques ne signifie pas toujours, loin s’en faut, une hostilité à l’égard du droit en général, mais bien à l’égard du droit masculin »9. Toutefois, le comportement moral d’une femme ne répondrait à aucun idéal transcendant ou objectif du Bien, mais ce qui la motive est de surcroît le sentiment de l’injustice à l’égard des personnes. Bien qu’il constate les effets d’une culture gérée par le pouvoir masculin, il énonce paradoxalement que la production culturelle spécifiquement féminine, se pose sans s’éloigner de la « nature » supposée aux femmes. Autrement dit, la femme serait orientée par une capacité « d’unité intérieure », qui deviendrait à travers la maternité sa particularité la plus intime, chez Simmel et comme nous le verrons par la suite aussi chez Groddeck, la mère est représentante des idéaux les plus élevés. Ceci s’oppose à Weininger, pour qui la femme, qui ne serait identifiée qu’au sexuel.

Pour sa part, Groddeck considère que la femme est dotée d’une « profondeur sacrée » ou représentante d’une sorte de « promesse messianique » dans une société où le pouvoir masculin est en décadence. Il se réfère à un caractère atemporel et sacré pour décrire la profondeur de la femme, à laquelle Simmel faisait référence comme l’aspect « unitaire intérieur ». La piété, l’amour et la croyance, qualités supposés aux femmes, deviennent aspirations de l’humanité, c’est ainsi que la femme acquiert un caractère salvateur, Groddeck nous dit que « L’homme disparaît, mais la femme est éternelle »10. Pour Groddeck l’enfance est le paradis perdu de la bisexualité, qui reviendra avec l’avènement d’une culture féminisée. Nous aurions ainsi un monde nouveau dans lequel le moi narcissique serait en symbioses permanente. Cette conception était considérée par Freud comme excessivement mystique et éloigné des idées psychanalytiques. Freud tenait en suspicion le caractère unificateur de la pulsion, en dénonçant le risque mystique, à titre d’exemple nous citons une lettre de Freud à Groddeck, en 1917 : « J’ai bien peur que vous ne soyez un philosophe et que vous ayez la tendance moniste à dédaigner les belles différences offertes par la nature, en faveur des séductions de l’unité, mais sommes-nous pour autant débarrassés des différences ? »11.

III. Le féminin au-delà des mythes de l’époque

On pourrait dire que chez Groddeck et chez Weininger, la bisexualité exalte l’aspiration d’unité ou de réunion dans un seul corps, à partir de la complémentarité du masculin et du féminin selon un modèle des différences exclusivement anatomiques. On voit que Groddeck transpose un langage symbolique à tous les organes du corps liés à la sexualité : « la bouche est actuellement de sexe féminin, du moins sous sa forme de repos, mais elle réveille aussitôt sa bisexualité quand elle est utilisée pour parler ; et celle-ci se manifeste aussi, toujours, dans la respiration ; le nez, en revanche, d’après sa forme, est du masculin, même si les trous des narines rendent simultanément sensible le féminin »12, dit-il. Tandis que Weininger relie la bisexualité originelle à l’inconsistance morale qui réduite la partie féminine de l’homme à un état inférieur de ses aspirations éthiques, « on peut dire que tous les êtres humains sont d’abord (psychologiquement) des femmes, et que la majorité d’entre eux ne se détache pas de cet état originaire bienheureux, mais moralement inférieur »13.

Comment dès lors penser les fondements de la prédisposition bisexuelle psychique chez Freud ? La bisexualité devient chez Freud un concept valide lorsqu’il réussit à expliquer les différences psychiques des sexes, en considérant le passage par le complexe d’Œdipe et celui de la castration. Pour Freud, l’homosexualité correspond à une impasse des identifications avec le partenaire du sexe opposé, sans qu’il puisse admettre un désir sexuel original vers le partenaire du même sexe. L’homosexualité masculine serait donc paradoxalement une résolution identificatoire de type narcissique, d’un intense désir pour la mère, permettant de surmonter la résistance à y renoncer. C’est ainsi que la bisexualité constitutionnelle remplace un désir homosexuel originel, lorsque l’on s’interroge sur l’homosexualité.

Pour conclure, il faudrait néanmoins nous demander si la bisexualité comprise comme « illusion cosmique » et rencontre vers l’autre du masculin et du féminin, rend impensable non pas seulement la différence sexuelle, mais aussi et surtout l’homosexualité. On pourrait ainsi réinterpréter les différences, chez Freud et ses contemporains, à la lumière du refus freudien des deux types de mythes, la bisexualité basée sur le mythe d’Aristophane de la rencontre du féminin et du masculin perdu. Il nous semble que ce mythe, à partir de la dimension bisexuelle masculin et féminin réunie dans un individu, généralise également la retrouvaille complémentaire dans le couple hétérosexuel. Mais derrière ce mythe ne se trouve consolidée que la seule fonction de reproduction de la sexualité.

Par ailleurs, Freud désapprouve un autre mythe, celui de la femme représentante des idéaux moraux de l’époque victorienne. La conception de « l’éternel féminin », qui louange le culte de la mère, récuse l’idée que les rapports entre les sexes se soient construits culturellement. Cette conception utilise les arguments qui invoquent le respect de l’ordre de la nature, pour servir finalement le pouvoir social. La bisexualité telle que l’ont pensée Groddeck et Weininger sert de justification psychologique liant la différence anatomique des sexes aux discours transcendantaux sur le rôle de la femme. L’idée de la complémentarité entre les sexes, concept clé de la bisexualité, rejoint un discours sur la femme qui exalte le maternel, soit dans sa valeur spirituelle soit dans sa valeur reproductive. C’est ainsi que Freud en prenant une voie différente de celle de ses contemporains, loin de nous dire ce qu’est la femme, nous révèle ce qu’est le mythe chrétien de la mère rédemptrice de la femme. C’est le désir inconscient de la mère œdipienne, laquelle est avant tout une mère « désirante » et « séductrice » 14, sans être nécessairement pour nous, au moins chez Freud, une mère menaçante.

1 Voir Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Éd. Gallimard, p. 49.

2 Lettre du 27.7.04 Freud à Flieβ, « Pour ma propre cause » in Erik Porge Vol d’idées ?. Wilhelm Flieβ, son plagiat et Freud, Paris, Éd. Denoël, 1994, p. 262.

3 J.-B. Pontalis, « L’insaisissable entre-deux », in Bisexualié et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, N° 7 printemps 1973, Paris, Éd. Gallimard, 1973, p. 20.

4 Voir Christine Buci-Glucksmann, « Féminité et modernité » in Walter Benjamin et l’utopie du féminin, Colloque international 27-29 juin 1983 éd. par Heinz Wismann, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986.

5 Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crise de l’identité, Paris, P.U.F., 1990, p. 112.

6 Voir Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Éd. Gallimard, 1949, p.261.

7 Otto Weininger, Sexe et caractère, Paris, L’age d’homme, 1975, p .89

8 Otto Weininger, Des fins ultimes, Paris, L’Age d’homme, 1981, p. 71.

9 Georg Simmel, « Culture féminine (1904) », in Philosophie de l’amour, Paris, Éd. Rivages, 1998, p. 72.

10 Georg Grodeck, Un problème de femme, Paris, Éd. Mazarine, 1979, p.123.

11 Lettre du 19.6.1917 Freud à Groddeck in Correspondance, Paris, Éd. Gallimard, p. 344.

12 Georg Groddeck, « Le double sexe de l’être humain », in Bisexualié et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, N° 7 printemps 1973, Paris, Éd. Gallimard, 1973, p. 196.

13 Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crise de l’identité, op.cit., p. 138.

14 Sur la mère œdipienne et séductrice, dans la théorie freudienne et le rapport au mythe chrétien voir Monique Schneider : Le féminin expurgé à la psychanalyse, Paris, Retz, 1979, p. 112 et aussi voir Dominique Guyomard : « L’archaïque du lien et la mémoire du corps » in Invention du féminin, Colloque 2002, Paris, Éd. Campagne Première, 2002, p. 86.

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