La culpabilité féminine
- Mildred Salas
- 19 avr. 2014
- 8 min de lecture
« La culpabilité féminine ». Présentation en Colloque « Féminin, Folie, Adolescence ». Journées scientifiques du C.I.D.E., Ville d’Avray, avril, 2014.
Journée scientifique du C.I.D.E. Féminin, Folie, Adolescence
La culpabilité féminine [1]
I. Antécédents freudiens
Je vous parlerai de la culpabilité féminine. Toutefois, une réflexion sur l’angoisse et la jouissance au féminin, accompagne toute mon argumentation.
Devant la question : il y a-t-il une culpabilité au féminin ? Nous dirons que les femmes se sentent aussi coupables que les hommes. La clinique des femmes ne montre guère de différences, du moins, au niveau quantitatif. Elles nous parlent assez souvent d’éprouver une importante culpabilité, vis-à-vis, de ce qu’elles font dans leur vie, mais surtout, de ce qu’elles devraient faire sans y arriver.
En ce qui concerne la culpabilité consciente, il est vrai que les femmes sont moins envahies par des remords ou des reproches comme les hommes le sont souvent. Ceci fait de la culpabilité quelque chose de moins évident. Toutefois, dire que les femmes manquent de culpabilité est cependant un préjugé. Un préjugé venant de la souche freudienne. A partir de Freud, on entend dire que la culpabilité féminine serait moins intense et fréquente. En effet, Freud aborde la culpabilité sur le modèle masculin de l’angoisse de castration. Si chez les femmes, la castration n’est plus une menace, il n’y a plus de motifs pour constituer un surmoi puissant et sévère comme cela le serait chez les hommes.
Quant à la culpabilité inconsciente, celle qu’il faut déduire, l’hystérie nous en offre un large exemple. Les femmes hystériques méconnaissent les motifs de leur culpabilité. Le sentiment de culpabilité reste donc inconscient, sans percevoir pourquoi et face à quoi, elles s’empêchent de réaliser leurs désirs.
II. La culpabilité et le lien mère-fille
Dans le rapport mère-fille, il peut être difficile de distinguer l’angoisse de la culpabilité inconsciente. A l’adolescence, mères et filles s’angoissent souvent parce qu’elles sont confrontées à des changements concernant, notamment, la sexualité et les transformations du corps. Les jeunes filles mobilisent leurs mères à réagir pour atténuer l’angoisse. Plus les mères cherchent à trouver des solutions, plus l’angoisse augmente ; parce que cela signifie qu’il n’y a dans l’Autre aucune place pour la supporter. Mères et filles s’angoissent sans parvenir à en dire quelque chose. Car c’est précisément cela l’angoisse. De ce fait, il peut se produire des tensions agressives ou des passages à l’acte. Comment les filles sortent-elles de cette angoisse ?
Pour Lacan, cela dépend de la possibilité d'entrer dans les enjeux de la vie amoureuse. Donc rentrer dans le désir, cela implique avoir une place dans le désir de l’Autre. Devant une angoisse insoutenable, seul le désir peut soulager. La jeune fille a désormais deux possibilités ouvertes : le désir masculin et la culpabilité. Bien évidemment, ces possibilités ne sont pas exclusives et peuvent se succéder. Une adolescente devient femme, lorsqu’elle commence à éveiller le désir de l’homme. Le désir masculin est fondamental pour permettre aux femmes de participer aux enjeux de la castration.
On peut observer comment cette question reste centrale, chez certaines adolescentes qui vont constamment essayer de plaire. C’est une manière, sans doute, de se séparer de la mère. Pour une fille, il s'agit de passer de l’angoisse de ne pas savoir ce que la mère veut d’elle, à devenir attirante pour l’homme. Le fait de se proposer comme objet du désir masculin lui permet d’échapper à l’angoisse massive. Cependant, il ne faut pas se tromper ; le repérage phallique n’est pas toujours une sortie apte pour les femmes. Les femmes se trouvent souvent perdues parmi les hommes. La lumière que le phallus est censé apporter peut être éblouissante. Un grand nombre de femmes ne reste pas dans ces conditions. C’est là que la culpabilité intervient. La femme est aussi faite de culpabilité. Il s’agit d’une culpabilité caractérisée par le sentiment d’avoir fauté ou de manquer à quelqu’un, souvent à la mère. La culpabilité est un retour à la mère. Un retour un peu plus apaisé que la relation angoissante. La femme résout souvent cela en devenant elle-même mère.
III. La jouissance féminine
Après l’angoisse et le désir masculin, il y aurait un au-delà de la culpabilité, c’est la jouissance féminine. Nous allons voir un exemple littéraire de cette jouissance, le roman d’Eric-Emmanuel Schmitt, La femme au miroir[2]. Hanna vit à Vienne en 1906, à l’époque de Freud, elle épouse le comte Von Valberg et vit dans le luxe d’une société aristocratique. Bien qu’adorée de son mari, elle reste insatisfaite et dans une grande frustration sexuelle. Elle se consacre à monter une collection de boules de verre (sulfures), afin de remplir son insatisfaction. Elle en achète de manière compulsive et en cachette. Acquérant ces pièces de sulfure à n’importe quel prix, elle se fait escroquer en les payant à des prix exorbitants. Ainsi gaspille-t-elle son héritage, sans que personne ne s’en aperçoive.
Accablée par la souffrance d’une grossesse nerveuse, elle commence une analyse. Celle-ci lui permettra de prendre conscience de son intense frustration sexuelle et de s’éveiller à la sexualité. Elle a des rapports avec des inconnus, elle rencontre le premier dans un café :
« Mon corps se découpait en morceaux, se multipliait dans le plaisir. Quel amant ! Disparaissant dans la jouissance (...), j’avais l’impression de n’être plus moi, mais plusieurs, la nature elle-même, le cosmos. La force du monde me visait »[3].
Ensuite, elle vit une période où elle a des aventures avec des inconnus, qui ne savent rien d’elle non plus ; son nom, son histoire, ses soucis, ses préoccupations restent ignorés. L’anonymat étant la condition de sa jouissance. Elle cherche une jouissance sans le support d’aucun fantasme, qui pourrait s’interposer entre elle et son amant. Hanna évite de les revoir ou de les retenir, elle préfère en chercher un autre. Hanna change, elle ne reste pas elle-même, dit-elle. Dans l’anonymat elle devient étrangère.
Elle mène une double vie pendant quelques mois jusqu’à ce qu’elle se décide de quitter son mari, pour vivre des aventures amoureuses avec des inconnus. Elle quitte Vienne, en laissant à son mari, les biens qui lui restait de son héritage. En essayant de vendre sa collection de sulfures, elle apprend qu’elle avait été bernée. Ces objets perdent ainsi la valeur qu’ils avaient pour elle. Hanna s’installe d’abord à Zurich et puis en Belgique, où elle entreprend une deuxième analyse pour devenir à son tour psychanalyste. Inspirée par un manuscrit médiéval, elle s’adonnera aussi à l’écriture d’un livre sur le mysticisme flamand. Elle se passionne pour les poèmes d’une jeune mystique du XVIème siècle, Anne de Bruges, qui appartenait à une communauté non religieuse, les béguines.
« J’ai parfois l’impression, qu’Anne retrace ce que j’éprouve pendant l’orgasme, cet arrachement à soi, cet oubli des repères, cette expansion du corps aux dimensions du monde, ce sentiment de participer à un mouvement cosmique »[4].
La jouissance féminine n’étant pas toute séparée du corps, elle est aussi plus indéterminée que celle des hommes. Dans quelle partie du corps ou de quoi jouissent les femmes ? Il serait impossible de répondre à cette question. Ce que Hanna cherche surtout au début dans l’amour, c’était de s’effacer dans l’anonymat ; ainsi elle répète le dédoublement qu’elle ressent intérieurement, et pour lequel, elle devient l’Autre. Ce sentiment de quitter totalement sa personne, elle le retrouve dans l’amour mystique.
La considération d’une « jouissance supplémentaire » à la jouissance phallique, décrite par Lacan en 1972, produit un dédoublement entre la sujétion de la femme au phallus et une Autre jouissance qui reste illimitée et indicible. L’expérience d'être hors de soi-même étant propre à cette « Autre jouissance », vient à déstabiliser toute identité possible dans le rapport de Hanna à un homme, mais aussi de Hanna à elle-même, parce qu’elle se présente de manière inquiétante et étrange pour elle-même.
Elle repère chez Anne de Bruges ou la mystique son « âme sœur ». Habitée par un amour immense dont elle ne sait que faire, Hanna retrouve le dépassement du sexe dans l’extase de cette mystique. Cette infinitude qui la rend absente à elle-même en la confrontant à un abîme, dont elle ne peut rien dire. Néanmoins, des expériences extatiques d’Anne la mystique, on connaît les vers qu’elle adresse à la nature, à l’univers, à cette « force infinie » qu’elle aperçoit dans « la force de l’aube », « la tendresse du soir », « le repos de la nuit ». Il s’agit « d’un amant invisible » à qui elle doit tout. « Il se trouve partout et nulle part » dit-elle. Il serait Dieu pour la théologie. Anne la mystique cherche toujours « le nom de cette force », les poèmes qu’elle répète dans sa tête, étant le seul moyen d’expression de ces états extatiques.
« Il y a des réalités qu’on touche bien mieux par l’absence de pensée que par la pensée (…) Dieu est incommensurable, Il dépasse nos mots et nos notions. Quand une personne considère le langage suffisant, c’est qu‘elle n’a ni senti ni découvert grand-chose. Quelle terrifiante pauvreté, pouvoir parfaitement s’exprimer (...) cela révèle une âme qui n’a pas franchi ses étroites limites »[5].
Vers la fin de sa vie, Hanna ressemble de plus en plus à Anne la mystique. Elle tomba sous le feu d’une répression du bataillon Autrichien, sans dire qu’elle aussi était autrichienne. Elle meurt en tant que Belge, comme si elle était Autre. Elle rejoint la mort tragique d’Anne la mystique, qui mourut brûlée pour hérésie.
« Plus j’étudie Anne, plus je m’en rapproche. « Mon amie », disais-je au début, puis « ma cousine », « ma sœur » ; maintenant, j’ai l’impression que c’est moi. Oui, plongée dans une autre époque j’aurais pu être elle. Anne se sentait différente ; moi aussi. Anne ne voulait pas que sa vie se réduisît à servir un homme ou à lui fournir des enfants ; moi non plus. Elle présumait qu’il y avait bien davantage, en son for intérieur, que ce qu’elle y voyait ; je le pense ainsi. Cet infini qu’elle découvrait en elle mais qui la dépassait, elle l’appelait Dieu ; moi, je le nommerais plutôt l’inconscient »[6].
IV. En guise de conclusion
La jouissance féminine permet d’échapper, provisoirement, à la culpabilité et à la dépendance du désir masculin. Elle peut débuter par la rencontre avec l’Autre en tant que corps. L’Autre est un corps qui émerge dans l’adolescence devenant l’angoisse des mères et des filles, et puis il doit s’accorder dans la sujétion au regard masculin. Pour être ainsi repris par la culpabilité jusqu’à ce que la femme accepte de ne plus « céder sur son désir » [7].
Hanna décide de ne plus « céder sur son désir », celui découvert grâce à son analyse, qui va au-delà des objets censés combler illusoirement son manque : ses biens, son prestige social, l’attente d’enfant, les objets même de sa collection sont vidés de toute valeur. Dépourvue de tout objet, elle part, pour se plonger donc dans l’abîme où l’amène son désir. Même si elle ne ressent pas de culpabilité à tout quitter, y compris son mari. Elle n’a pas non plus de garantie que son choix soit le meilleur. Hanna est touchée par l’immensité d’une jouissance par laquelle, elle suit désormais un autre chemin. Ce chemin n’est pas forcément conforme à ce qu’on attend d’une femme dans la société. Elle peut s’écarter du chemin commun, sans qu’il s’agisse forcément d’une transgression de quoi que ce soit.
Une partie de la suspicion freudienne à l’égard de la moralité féminine viendrait peut-être du fait que les femmes peuvent agir en dehors des règles sociales. Mais on pourrait demander à Freud, pourquoi les femmes devraient-elles suivre aussi intérieurement des obligations sociales, qui n’étaient historiquement que construites par des hommes ? Bien que le statut des femmes ait évolué, la suspicion freudienne reste encore d’actualité. Lorsque certaines femmes, et exceptionnellement aussi quelques hommes, sont prêts à rencontrer l’Autre, l’autre à soi-même, ils peuvent être soupçonnés de transgression.
[1] Mildred SALAS, Psychologue Clinicienne au CSAPA Chimène, Docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, Université Paris Diderot, Paris 7.
[2] Voir un commentaire sur les trois protagonistes de ce livre dans le Séminaire « Malédiction sur le sexe », du 19 juin 2012, Marie-Paule Candillier, organisé par Les Agoras d’ailleurs.
[3] Eric-Emmanuel Schmitt, La Femme au miroir, Paris, Ed. Albin Michel, 2011, p.353.
[4] Ibid, p. 443.
[5] Ibid, p. 373.
5 Ibid, p. 438.
[7] Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse (1959-60), Le séminaire livre VII, Paris, ED du Seuil, 1994, p. 370.
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