Les relations passionnelles entre les enfants et leurs parents
- Mildred Salas
- 16 févr. 2013
- 11 min de lecture
« Les relations passionnelles entre les enfants et leurs parents ». Présentation en Colloque «L’amour, l’objet et les passions », Centre d’intervention dans la dynamique éducative C.I.D.E., Ville d’Avray, février, 2013.
Journée scientifique du C.I.D.E. « L’amour, l’objet et les passions ».
Les relations passionnelles entre les enfants et leurs parents
I. La passion du côté de la mère : Un amour conditionnel
Il s’agit d’une mère, Mme A, qui demande conseil pour son fils, âgé d’une trentaine d’années. Il est revenu vivre chez elle suite à un échec amoureux. Quand il a quitté sa compagne, il a également décidé de quitter son travail. Même s’il a immédiatement trouvé un nouvel emploi, sa mère est désemparée. Elle avait placé beaucoup d’espoir dans cette relation d’amour, grâce à laquelle, il aurait pu s’en sortir. Mme A compare son fils à son frère aîné, apparemment sauvé par sa femme, d’une vie déroutée et jalonnée par d’actes délictuels.
Depuis que son fils habite chez elle, Mme A se plaint : il ne fait pas d’efforts pour trouver un logement ailleurs, il rentre et sort tard de la maison, il ne range pas sa chambre, etc. De plus, ils ont très peu de contacts, se croisent peu. Mme A dit qu’elle et son fils, se ressemblent beaucoup, ils cultivent par exemple : les mêmes sensibilités intellectuelles et artistiques. La chambre du fils est un problème majeur. Elle est toujours pleine de désordre, il laisse trainer tout ses affaires et ses déchets : des canettes de bières vides, des papiers épars, etc. ; au point que cette pièce ressemble à une poubelle. Cela dure ainsi depuis qu’il a l’âge de 13 ans, âge où son fils est devenu incontrôlable. Mme A, alors déjà séparée, dépose l’enfant chez son père en Provence afin qu’il s’en occupe. Un événement marquant revient en mémoire : son fils aurait eu un très violent accès de pleurs, après que la femme de ménage de son père aurait rangé sa chambre. Pour elle, ce désordre, « c’est comme le bordel qu’il y a dans sa tête ».
« Il va falloir me séduire pour que je t’aime »
Mme A évoque non sans culpabilité les premiers mots, ceux qu’elle a proférés, à la naissance de son fils. Ces mots l’auraient, selon elle, marqués à vie. Elle ne voulait pas d’un autre garçon, l’aîné aurait été un enfant incontrôlable. Lorsqu’elle est tombée enceinte, le couple tentait sa chance, en déménageant dans une autre ville, choisie par hasard. L’esprit d’aventure se serait rapidement transformé en inquiétude. Ils avaient en effet déménagé, alors qu’ils n’avaient encore trouvé aucun travail, le père restant, par ailleurs, complètement indifférent à la grossesse.
Les premiers mots de la mère, pour son fils, auraient revêtu un caractère véritablement prémonitoire. Il a su la séduire. Il a toujours été intelligent, sensible et gentil. D’ailleurs, il l’est encore, quand il veut, dit-elle. Ce fut uniquement à partir de 13 ans, que les choses se sont dégradées et qu’elles ont même, progressivement, empirés. Il s’est mis à boire excessivement, à partir de ses 17 ans. Une fois, il lui est même arrivé d’être en coma éthylique. Suite à cet événement, sa mère l’a repris en région parisienne jusqu’à l’âge de 19 ans. A partir de ce moment, il habitera, indistinctement, chez sa mère ou chez son père. A chaque fois cependant que son fils partait, elle perdait tout contact avec lui.
Mme A s’inquiète des effets visibles de l’alcool sur son fils. Son aspect physique est marqué, il est maigre et en permanence tendu. Elle craint une maladie grave à cause de l’alcool. Elle craint aussi la folie. Un diagnostique de personnalité schizoïde aurait été posé. Il y a des antécédents, la mère de Mme A aurait vécu des épisodes mystiques et était toujours en dehors de la réalité. Elle se croyait victime du désir ambivalent de ses parents à elle. La mère de Mme A avait été conçue pour prendre la place de sa sœur aînée, morte de tuberculose, à l’âge de trois ans. Elle porte comme deuxième pré-nom, celui de sa sœur morte. Ce désir de remplacement aurait traversé les générations. Mme A, lorsqu’elle était petite, aurait aussi utilisé le prénom de sa tante morte. Elle se sentait en situation d’échec constant, lorsqu’il s’agissait de plaire à sa mère. Elle devait donc, aussi, séduire sa mère. La relation fut très intense voire violente.
La phrase « Il va falloir me séduire pour que je t’aime » opère comme une loi intergénérationnelle. Son fils qui a su être charmant, au moins jusqu’à ses 13 ans, a réussi là où elle avait échoué. Le prix à payer fut l’instauration d’un amour sans limites ou passionnel duquel, il n’est parvenu à se séparer. Une fois, cet amour conquis, il ne se perd plus jamais. Peut-être l’amour d’une femme pourrait-il le sauver. Mais de quoi faudrait-il le sauver ? De la mort sans doute. S’il continue à boire et à maigrir, il pourrait tomber malade, à supposer qu’il ne le soit pas déjà. L’amour d’une femme s’érige en espoir. En espoir de le sauver de la « mort », à l’instar de son frère qui, lui, aurait été sauvé « du mal ».
Pourquoi l’amour de Mme A, serait-il différent de l’amour typiquement maternel ? Freud disait que toute mère fait de son enfant, un instrument de sa vie sexuelle. L’amour maternel n’est pas si éloigné des sentiments érotiques, qui appartiennent à la sexualité de la mère. Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud souligne que les caresses et les câlins d’une mère dispensés à son enfant sont un substitut de sa vie sexuelle[1]. Ce fait, loin d’être nocif pour l’enfant, lui permet, au contraire, d’investir érotiquement son corps et les objets qui seront ultérieurement aimables pour lui-même.
Si l’amour entre Mme A et son fils devient passionnel, c’est moins en raison de la qualité de l’amour, que parce qu’il récrée un amour dont la loi est celle de la mère. La loi de la mère aurait été constituée, dès les premiers mots proférés par la mère et transmis à l’enfant. Ces mots primordiaux sont chargés de la jouissance maternelle, tandis que ces traces vont à jamais s’inscrire dans l’inconscient. L’enfant ne peut pas s’opposer à la jouissance maternelle pas plus qu’à sa volonté, parce qu’il dépend, entièrement, de l’amour de ces parents pour survivre.
Séduire sa mère pour être aimé acquiert la force d’un commandement, car son fils s’érige d’emblée comme un objet de satisfaction de son fantasme incestueux. Pourquoi l’amour d’une femme, pourrait-il le sauver de cette séduction ravageuse? Au moment où son fils est devenu un adolescent, ce phallus a commencé à occuper tout l’espace. Le fantasme d’inceste, est-il, ce qui l’a soumis à la terreur ? De fait, il devient absolument nécessaire qu’une autre femme le prenne en charge. C’est à ce moment-là, que la mère dépose son fils dans la maison paternelle. Elle lâche son fils et de ce fait, il se trouve perdu. La femme de ménage range la chambre et met fin au « bordel ».
Il faut séduire pour être aimé. Cet amour maternel est-il donc conditionnel ? La conditionnalité est, selon Lacan, ce qui articule le désir et la satisfaction. Par contre, l’objet aimé, n’a besoin de rien. On ne lui demande que sa présence ; au-delà de toute particularité, qu’il pourrait posséder ou pas. Pourquoi Mme A, aime-t-elle son fils en interposant entre elle et lui, le caractère conditionnant propre à l’objet du désir ? Quelle fonction cette condition remplit-elle?
II. La passion du côté du fils : Un amour passionnel
Un roman de George Bataille, « Ma mère » illustre bien l’amour passionnel.
Plus qu’aimer sa mère Pierre l’adore. Entre lui et elle, règne la confusion. Bataille décrit une identité de pensées et des sentiments, qui n’était que troublée par le père. Cet homme absent en raison de longs séjours à l’étranger, où il jouait et buvait, lorsqu’il rentrait à la maison, était considéré comme un intrus. Il existait un pacte entre la mère et le père, selon lequel celui-ci, était coupable de tout le malheur de la mère. Ce pacte se brisera suite à sa mort. Après avoir bu jusqu’à l’ivresse, elle eut en effet besoin d’avouer à son fils, la vérité. Elle voulait qu’il sache, que c’est elle la coupable. Elle avait toujours été pire que son père, l’entraînant dans les affres d’une vie abominable. La mort du père, loin de rendre la vie, comme Pierre l’aurait souhaité, l’amenait à éprouver un sentiment très violent, qu’il décrit comme un « désordre fulgurant ».
Le désir de la mère
Son désir n’a pas de limites. Elle veut céder à tous ces désirs jusqu’à en mourir. Il s’agit d’un plaisir qui se trouve pris dans un excès, qu’elle puise dans les orgies, au cours desquelles, elle se sert indistinctement des femmes et des hommes. Son désir est un désir sans objet, ne se satisfaisant donc qu’a lui-même. Elle n’aime pas son fils, au sens de ce que pourrait être un amour maternel. Elle lui dit : « je n’aimais rien. Je n’aimais pas moi, mais j’aimais sans mesure. Je n’ai jamais aimé que toi, mais ce que j’aime en toi, ne t’y trompe pas, ce n’est pas toi. Je crois que je n’aime que l’amour, et même dans l’amour, que l’angoisse d’aimer (…)[2] ». Ce que cette mère aime en Pierre est quelque chose de plus que lui. C’est à ce quelque chose que s’adresse son désir à elle, qui prend une place privilégiée : au-dessus du bien-être de son objet d’amour représenté par le fils. L’amour-passion, parce qu’il ne peut aucunement se contenter d'aimer son objet, peut-il produire un effet ravageur se retournant contre lui ?
Suite à la première confession de la mère sur sa vie libertine, Pierre tomba apparemment malade. Loin de rabaisser sa mère, la confession la fait paraître plus puissante à ses yeux. Alors que dans le regard maternel, il se voit méprisable : « trop petit », « trop minable », etc. Cette confession est redoublée, encore, par un deuxième aveu maternel. Elle va lui demander de ranger le bureau de son père mort. Elle veut qu’il sache les obscénités auxquelles, le couple parental se livrait ensemble. Dans sa bibliothèque, il découvre des photographies obscènes que le couple partageait.
A peine Pierre a-t-il découvert ces photographies, qu’il se rabaisse brutalement. Pourquoi est-il, celui, qui devrait se dévaloriser ? En effet, il fait également du dérangement du couple parental, le sien. Si Pierre supporte cet excès maternel dont il savait désormais que sa mère s’y complait, c’est parce qu’il faisait de lui-même, et non d’elle un « objet d’horreur » : « Mais je ne veux de ton amour que si tu sais que je suis répugnante, et que tu m’aimes en le sachant »[3], dit-il. L’amour envers sa mère devient encore plus passionné, alors qu’il est en proie à une émotion profonde « brûlante » et « désespérante »,
L’obscénité maternelle la porte plus haut, en l’élevant, en Dieu. Le désir impur qui est désormais aussi le sien, identifie la terreur à l’idée de Dieu, de ce Dieu de mort qui appelle son sacrifice. Il se voue à cette position d’objet méprisable, dont il jouit en contemplant ces photographies obscènes, d’autant plus que sa mère est devenue objet d’une adoration absolue.
Finalement, il y a un troisième aveu maternel. Sa mère veut qu’il sache, également, le désir obscène duquel il a été engendré. Sa mère dans sa jeunesse, s’était fait violer par son père, lorsqu’il l’avait retrouvée abandonnée à elle-même dans un bois. Son père ne compte presque rien dans l’histoire de son engendrement, parce qu’il n’est qu’un « enfant des bois », un « enfant libidineux ». Sa mère lui dit : « - Pierre ! Tu n’es pas son fils mais le fruit de l’angoisse que j’avais dans le bois. Tu viens de la terreur que j’éprouvais quand j’étais nue dans le bois, nue comme les bêtes, et que je jouissais de trembler. Pierre, je jouissais pendant des heures, vautrée dans la pourriture des feuilles : tu naissais de cette jouissance »[4].
L’indignité dont Pierre se réclame, n’est ni celle de la mère ni celle du père, mais plutôt la sienne. C’est bien du désir dont il est né et de la jouissance maternelle illimité. L’intervention du père est ici réduite à la seule fonction fécondatrice, et parce qu’il est un violeur, rien du désir maternel ne peut être symbolisé par lui. La complicité du désir obscène, duquel il a été conçu, instaure un nouveau lien. Ce lien soustrait aux idéaux sociaux demeure en dehors des limites de la loi, au risque d’hâter sa « déchéance ».
L’amour passionnel
L’amour-passion serait proche d’un état de souffrance, de dépendance et d’attente passive. Pourtant, la passion n’est pas la souffrance. La passion de Pierre ressemble à ce que Lacan décrit, sous le terme de jouissance. « La joie et la terreur nouèrent en moi le lien qui m’étrangle. Je m’étranglais et je râlais de volupté (…) ma joie était d’autant plus grande que, longtemps, je n’avais opposé à la vie que le parti pris de souffrir et qu’en jouissant, je ne cessais pas de m’avilir et d’entrer plus avant dans ma déchéance »[5] dit-il. La jouissance serait cette joie terrifiante forçant le sujet, à s’abandonner hors de lui-même, au service d’un amour destructeur.
La mère entraîne son fils à s’abandonner à « ses vices », à ces mêmes vices auxquels, elle s’adonnait auparavant avec son père. Sa mère lui propose de rencontrer des femmes, qui sont aussi ses maîtresses : d’abord, Réa, et puis Hansi, il accède par ce détour, au « désordre éperdu » ou à la « passion violente ». Mais ce dont il jouit auprès de ces femmes, c’est moins du plaisir réel procuré par celles-ci, que du fait qu’elles sont les femmes avec qui sa mère jouit également. Toutefois avec Hansi, tout semble différent. Pierre dit qu’il aime Hansi d’un amour plein de sensualité et de tendresse : « J’y voyais la mesure de Dieu où jamais je ne vis que l’illimité, la démesure, la démence de l’amour »[6]. Il rencontre alors une limite. Avec Hansi il n’est plus l’objet impuissant de la passion maternelle, illimitée démente et démesurée.
Dans L’Erotisme de Georges Bataille, la passion amoureuse équivaudrait à ce qu’il appelle « l’érotisme des cœurs » ; une des trois formes d’érotisme (« érotisme des cœurs », « des corps » et « du sacré »). La condition d’un amour passionnel est un désordre violent. Chez Pierre, le désordre se manifeste sous la forme de la jouissance, d’un « tremblement » et d’un « dérangement ». Parfois, la passion entre Pierre et sa mère bascule du côté de l’érotisme du sacré. L’impureté de sa mère la rend comparable à une divinité violente. L’horreur et la crainte comporte aussi du divin. Cela, parce ce que, pour Bataille, l’immonde peut également participer du sacré.
L’amour passionnel illustré par Bataille ouvre la possibilité d’un amour « pur » ou inconditionnel, un amour absolu qui se situe en dehors de l’échange impliqué par la reconnaissance symbolique. On entend dire que dans l’amour, l’objet aimé l’est sans condition. S'il est vrai que l’amour maternel est un amour inconditionnel, il n’en devient pas pour autant absolu. Il est inconditionnel dans la mesure où aucune condition particulière, ne pèse en effet sur l’enfant aimé.
Malgré la condition qui caractérise l'amour de Mme A pour son fils, cet amour est cependant inconditionnel. Mme A a échoué avec sa mère, là où son fils a réussi avec elle. En effet, Mme A ne séduisait pas sa mère. Le délire mystique de celle-ci, rendait son amour proche de l’érotisme divin. Elle décrit sa mère comme vivant, en dehors de la réalité, dont Mme A faisait partie. Le refus de sa mère à devenir la remplaçante de sa sœur vouée à mourir, oblige Mme A de prendre en charge le désir de ses grands-parents. De ce fait, c’est elle qui s’appelle Béatrice, parce que la mère a refusé de le prendre en charge. L’excès de Mme A semble se constituer par cet état d’éblouissement, face au phallus de son fils. Sans doute n’avait-elle pas à sa disposition, la condition qui lui aurait permis de séduire sa mère, qui voulait que l'aîné soit un garçon.
Au final, on peut dire que, dans les cas des deux mères évoquées, l'inconditionnalité de leur amour les rapproche. Néanmoins, Mme A cherche à se protéger de cette passion, en voulant mettre son fils dehors. En effet, lorsqu’elle vient me voir, c’est pour me demander, ce qu’elle doit faire pour en finir avec ce « bordel », qu’il y a dans leurs têtes. Derrière cet amour apparemment réussi, il y a de sa position de mère, du refus de son désir incestueux envers son fils et de sa position de fille, de la déception d'un amour maternel raté. A la différence de la mère de Pierre, dont la passion ne rencontre ni limites ni repères autres que dans la mort.
[1] Sigmund Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) », in Œuvres complètes, Vol. VI, Paris, PUF, 2006, p. 161.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Ibid., p. 23.
[4] Ibid., p. 95.
[5] Ibid., p. 39.
[6] Ibid., p. 174.
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